Un collègue, à qui rien n'échappe, me signale la publication dans La Dernière Heure d'aujourd'hui 6 février 2007 d'un article intitulé "Les Marocains plus heureux à Rotterdam et Anvers qu'à Bruxelles". Après vérification, il s'agit de la reproduction fidèle d'une dépêche Belga/ANP. Elle relate les conclusions d'une étude de psychologie sociale menée par Hilda Lubbers sous la supervision du Professeur Jan Pieter Van Oudenhoven de l'Université de Groningue.
La recherche vise à comparer le "bonheur" de vivre dans deux villes francophones et deux villes néerlandophones. Selon cette recherche, les Marocains (pour être précis, les Marocains, les Hollando-marocains et les Belgo-marocains) se sentent plus heureux à Rotterdam et Anvers qu'à Bruxelles ou Liège. Les Marocains de Rotterdam accordent une note de 7,4/10 sur leur bonheur de vivre dans cette ville. Le chiffre est parfaitement identique à Anvers. La note est de 6,4/10 à Bruxelles et de 6,2/10 à Liège.
L'explication qui est avancée par le Professeur Van Oundenhoven dans la presse pour éclairer ces résultats mérite d'être citée intégralement tant elle me semble déroutante pour ne pas dire complètement tirée par les cheveux. La voici résumée:
"Nous avions en effet à l'idée que les Marocains, compte tenu de leur langue et de leur origine culturelle, se sentiraient plus proches du monde francophone (..) Nous pensions donc que les Marocains à Bruxelles et Liège auraient été plus satisfaits que leurs compatriotes vivant à Anvers et Rotterdam.(...) Quand ta propre culture présente des similitudes avec la culture dans laquelle tu es immiscé -comme c'est le cas pour les Marocains vivant en Wallonie - tu essayes de t'y fondre et de t'y adapter. Mais tu n'y parviens jamais complètement et un sentiment de frustration demeure. Si tu n'agis pas de la sorte et que tu restes dans ton propre groupe, tu as moins de frustrations et tu es donc plus heureux (...) ".
N'ayant pas lu la recherche en question, il est difficile de pouvoir en faire une critique informée. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai dès ce soir contacté les auteurs pour obtenir une copie du travail. Celà étant, pour bien connaître ces quatre villes et pour bien connaître les cuisines de la recherche tant en Belgique qu'aux Pays-Bas, je trouve les résultats présentés dans la presse pour le moins surprenants. Cinq points méritent commentaire:
1. J'ai moi-même mené une recherche comparative sur les Marocains dans 4 villes dont 2 sont également étudiées par Lubbers et Van Oudenhoven (i.e. Anvers et Liège). Même si c'est souvent ce que l'on attend de ce type de recherches, je crois qu'il faut résister à la tentation de tirer des conclusions trop normatives du genre "C'est mieux ici", "C'est plus efficace là-bas", "Ils sont mieux intégrés là-bas". Personnellement, je n'aime pas trop émettre des conclusions normatives sans un minimum de précaution. Je n'aime pas non plus lorsque des collègues le font, a fortiori par voie de presse et avec de péremptoires cotations sur 10 à l'appui.
2. Tout qui a procédé à des recherches comparatives sait pertinemment qu'on est inévitablement confronté à des problèmes méthodologiques sérieux. Comment être assuré que les réponses aux questions des enquêteurs ont la même signification d'un contexte à l'autre? Comment s'assurer que les questions sont comprises par les enquêtés de la même manière d'un contexte à l'autre? Comment s'assurer de l'équivalence des significations lors de la traduction d'un questionnaire? Etc, etc. Tout cela demande un travail de réflexion minutieux. Et je crains fort que l'approche quantitativiste et behavioriste de mes collègues psychologues sociaux néerlandais n'aient ici fait l'impasse sur ces questions.
3. Toute précaution méthodologique gardée, il y a deux informations qui me semblent confirmer mes propres observations. Cela concerne tout d'abord la perception de la discrimination. Selon Van Oudenhoven: "Aux yeux des Marocains, il n'y a pas de différence à ce sujet entre la Belgique et les Pays-Bas" Les conclusions de ma thèse n'abordaient pas précisément la question de la discrimination, mais pointaient du doigt l'idée selon laquelle il y a une plus grande convergence dans les réalités vécues par les Marocains que ce qu'on pourrait penser au départ d'une réflexion basée sur des modèles d'intégration supposés radicalement différents. La deuxième chose qui me semble parfaitement plausible concerne l'impact des mouvements xénophobes du type Vlaams Belang à Anvers ou Pim Fortuyn à Rotterdam. C'est une des choses qui m'a le plus frappé à Anvers. Je n'ai pas perçu dans les très nombreux entretiens que j'ai fait à Anvers d'inquiétude ou de crainte spécifiquement liée à l'importance du Vlaams Belang dans cette ville. En revanche, j'ai pu observer partout où j'ai enquêté un sentiment d'injustice par rapport aux phénomènes de racisme et de discrimination ordinaires.
4. Je trouve l'explication des résultats non seulement tirée par les cheveux mais à la limite de l'insupportable. Si l'on suit Van Oudenhoven, l'intégration ne pourrait qu'avorter: "tu essaies de t'y fondre et de t'adapter, mais tu n'y parviens complètement jamais". Et cet échec de l'intégration, pour reprendre l'idée chère à Daniel Ducarme, produirait de la frustration et par voie de conséquence un "bonheur" moindre dans des villes comme Liège ou Bruxelles. A l'opposé, vivre à l'écart de la société (dans son propre groupe, sic) conduirait à moins de frustration et donc plus de bonheur ! On croit rêver. Tout cela pourrait finalement se résumer par la formule "Pour vivre heureux, vivons séparés" Un peu comme s'il n'y avait pas à Anvers et Rotterdam des Marocains qui tous les jours s'efforcent de s'intégrer individuellement à la société flamande ou hollandaise ! Comme s'il n'y avait pas d'intégration, et je dirais même d'assimilation complète, de Marocains à Bruxelles ou à Liège !
5. Finalement, on peut s'étonner que la situation de l'emploi, du logement, de l'éducation, les législations sur le séjour, celles sur le regroupement familial (et Dieu sait si elles posent des problèmes aux Maroco-néerlandais), les réglements communaux sur le port du voile comme ceux récemment adoptés à Anvers, etc, n'apparaissent pas comme influençant le bonheur des enquêtés.
Si j'avais du répondre aux enquêteurs, j'aurais certainement donné un classement exactement inverse. Sans vouloir être injuste vis à vis de Bruxelles, je sais que j'ai un parti pris évident pour Liège. Mais pour avoir beaucoup bourlingué, je sais aussi qu'on a souvent tendance à juger la vie ailleurs avec des critères de jugement formattés chez soi. L'autre et l'ailleurs sont toujours un peu plus ceci ou un peu moins cela. Ceci étant, je pense que Liège garde encore quelque chose de son passé industriel et ouvrier qui facilite l'intégration dans la vie sociale. Mais je pense aussi que ce creuset est menacé. Celà est perceptible chez les plus jeunes. Il fonctionne de moins en moins efficacement à cause de la situation dramatique que nous vivons sur le terrain de l'emploi. Mais de là à penser que les Marocains sont moins heureux à Liège qu'à Anvers ou Rotterdam ....
Et vous qu'en pensez-vous ?
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5 commentaires:
Au-delà des commentaires que tu formules, et qui me semblent parfaitement fondés, je pense qu'on navigue en terrain très délicat dès lors qu'il s'agit de mesurer le bonheur des gens : une des dernières études que j'ai lues sur le sujet classait les Nigérians comme les types les plus heureux du monde. Quand on sait que le Nigeria est aussi un des pays les plus pauvres du monde, ça pose question.
Pour aller plus loin, trois trucs intéressants à lire, dans un ordre décroissant de motivation:
- Un excellent bouquin d'un prof de LSE : 'Happiness: Lessons from a New Science', par Richard Layard (2005, Penguin Books)
- La conférence que ce même prof avait donnée sur le sujet, si on veut s'épargner la lecture du bouquin: http://www.lse.ac.uk/collections/LSEPublicLecturesAndEvents/pdf/20030310t0946z001.pdf
- Enfin, un récent dossier de 'The Economist' : Happiness - and how to measure it.
Salut Francois,
Tu as raison de remarquer que je ne discute même pas la notion de bonheur et la méthode pour la mesurer. C'est évidemment une notion éminemment subjective. Mais je ne le fais pas parce que je pense que ce n'est pas nécessairement un problème du point scientifique que d'essayer de mesurer une attitude (fut-elle passagère) qu'on pourrait appeler bonheur. Pour autant qu'on explicite clairement le type d'échelle qu'on utilise, je ne crois pas que ce soit fondamentalement un problème. Mais à mon avis, ce bonheur qui est mesuré à l'aide d'échelle de psychologie sociale, ce n'est pas le nirvana. C'est probablement qqch qui se rapproche plus d'un sentiment de satisfaction que de ce que les philosophes appellent bonheur. A propos, il y a quelque années, un ancien ministre écarté après avoir été éclaboussé par une affaire avait déclaré avoir fait une longue recherche philosophique sur le bonheur. Au bout du compte, il était parvenu à la conclusion suivante: le bonheur, c'est l'absence de malheur. J'aime assez bien cette phrase.
Première remarque :
Il faut se méfier des raccourcis journalistiques, intentionnels ou non, et ta démarche de demander à obtenir une copie de ce travail est saine et tout à ton honneur.
Deuxième remarque :
Il serait intéressant de comparer les résultats de cette "étude de psychologie sociale" aux autres habitants de ces mêmes villes; Car je ne suis pas convaincu que, sur cette fameuse échelle de "bonheur de vivre" (déjà qu'est-ce que le bonheur de vivre?), les habitants "non-Marocains" soient à 10/10! Et s’ils avaient choisi la ville de Charleroi, est-ce que la côte de « bonheur de vivre » aurait été semblable ? Qu’en est-il du facteur économique de la région ?
Je suis assez d’accord avec ton 5ème point.
Troisième remarque :
« Quand ta propre culture présente des similitudes avec la culture dans laquelle tu es immiscé -comme c'est le cas pour les Marocains vivant en Wallonie - tu essayes de t'y fondre et de t'y adapter. »
Quelle est le message caché derrière tout ça ?
- D’abord, l’emploi du tutoiement donne l’impression que l’auteur s’adresse directement au représentant de la communauté Marocaine de Wallonie (ça doit être un enfant, au plus un adolescent vu le ton employé !)
- Ensuite, l’emploi du verbe « immiscer »! Est-ce une erreur de traduction ou une utilisation intentionnelle ?
Définition du verbe immiscer d’après le wiktionnaire (http://fr.wiktionary.org/wiki/immiscer):
« S’ingérer mal à propos dans quelque affaire, se mêler de quelque chose sans en avoir l’autorisation, le droit.
Il s’est immiscé fort imprudemment dans cette querelle.
S’immiscer illégalement dans l’administration du pays. »
- Et pour finir, la solution préconisée, si je ne m’abuse, serait de "ghettoïser" les communautés dont la culture présente des similitudes.
« Si tu n'agis pas de la sorte et que tu restes dans ton propre groupe, tu as moins de frustrations et tu es donc plus heureux (...) »
Là ça commence à m’inquiéter!
Je reçois ce jour de la part d'Hilda Lubbers le texte de sa thèse. Il s'agit comme souvent dans la tradition académique néerlandaise d'une thèse très courte (59 pages). Y sont rapportés les résultats essentiels et la méthodologie. Je n'ai pas encore fait le tour de l'ouvrage mais comme je m'y attendais il y a des choses problématiques notamment au niveau du questionnaire. Primo, il n'y a aucune question sur la qualité de vie dans ces villes en tant que telles mais bien sur la Belgique et les Pays-Bas. Deuxièmement, la traduction en français laisse plus qu'à désirer sans compter le fait que l'une ou l'autre question est tout simplement mal traduite. Exemple, que comprendre par: "Le souci social en Belgique m’intéresse" J'en reste là pour le moment. Je vais maintenant m'attacher à lire l'étude complètement.
HB
Ceci dit, si l'on parle de la qualité de vie plutôt que du bonheur subjectif, il me semble que cela change beaucoup de choses : n'importe qui sera plus heureux qu'un habitant de Charleroi...
Et je suis aussi prêt à parier que les Marocains seront plus heureux aux Bahamas qu'en Sibérie ; -)
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